Sophie CHABOT est AUE, ABF, cheffe de l’UDAP du Doubs à Besançon.
Entretien réalisé en mars 2021.
Comment avez-vous découvert ce métier ?
Quand j’ai fait mes études d’architecture, je m’intéressais déjà au patrimoine parce que j’avais obtenu auparavant une licence d’histoire de l’art et d’archéologie. J’avais une amie qui travaillait chez un métreur et qui faisait le suivi d'exécution de travaux pour les entreprises monuments historiques. J’y ai travaillé aussi, en parallèle de mes études, ce qui a été très formateur. Cette même amie a ensuite passé et réussi le concours d’architecte des bâtiments de France et c’est grâce à elle que j’ai découvert le métier, elle m’a montré l’intérêt des missions des ABF. Lorsque j’ai passé le concours à mon tour, la réforme venait d’avoir lieu [ndlr : le corps des architectes et urbanistes de l'État (AUE) a été créé en 1993 par la fusion du corps des architectes des bâtiments de France (instauré en 1946) et du corps des urbanistes de l'État (créé en 1962)], ce qui fait que je suis issue de la toute première promotion d’AUE, celle de 1994. Ensuite ma première affectation a été en Lorraine où je suis restée 20 ans dont 11 comme ABF. J’y ai eu des expériences intermédiaires (directrice d’agence d’urbanisme, directrice de la recherche en école d’architecture) mais ABF était ma première expérience professionnelle comme AUE.
Pourquoi avoir choisi ce métier ?
C’est un peu comme dans la vie, on s'aperçoit que le choix d’un métier se fait en partie par hasard et en partie par opportunités par rapport à de grands domaines que l’on aime. Je savais que j’aimais profondément l'architecture et j’aimais aussi le patrimoine. Pour moi ce sont deux choses qui sont conjointes, je ne fais pas le distinguo entre les deux. Le patrimoine c’est de l’architecture sauf que c’est de l’architecture qu’on regarde par-dessus son épaule. J’ai particulièrement apprécié la formation post-concours d’un an, déjà partagée entre l’ENPC (École Nationale des Ponts et Chaussées) et Chaillot, où l’interdisciplinarité était le maître-mot. C’est un métier qui est d’une richesse et d’une diversité qui combat l'ennui au quotidien ! C’est une autre façon de travailler sur l’architecture, avec un regard distancié mais pas trop, car on travaille au quotidien sur les autorisations des demandes d’urbanisme. On côtoie énormément de personnes et ce rapport aux gens, à la population, au concitoyen c’est aussi une grande partie de la richesse de ce métier. C'est-à-dire qu’on perçoit les attentes, les besoins des gens en matière d’aménagement du cadre de vie et cet ancrage social est quelque chose d'extrêmement riche pour moi. En même temps on peut mettre ses connaissances au service de l’architecture, de sa qualité et le respect que l’on doit à ce patrimoine. L’architecture et le patrimoine ne devraient pas être dissociés.
En quoi votre expérience antérieure vous a conduit à ce poste et en quoi a-t-elle enrichi votre métier aujourd’hui ?
Après avoir été ABF pendant 11 ans j’ai eu besoin de quitter ces missions pour trouver d’autres moyens de pratiquer mon métier d’architecte, à d’autres échelles et dans d’autres approches, qui ne sont plus du tout des approches régaliennes, voir tout l’inverse lorsque j’ai été directrice de l’agence d’urbanisme d’agglomérations de Moselle, ce qui correspond à l’aire urbaine messine et à des extensions vers des secteurs frontaliers. Il s’agit d’un territoire assez large qui comprend des grands enjeux de reconversion de bassin ferrifère, bassin houiller, mais également des friches militaires. C’était une approche du métier d’architecte qui avait plus rapport avec l’observation des territoires et le fonctionnement des territoires. Donc c’était pour moi la découverte de composantes du métier d’architecte que je n’avais pas du tout pu appréhender en tant qu’ABF. Je suis restée à ce poste 6 ans. Cela m’a permis de toucher du doigt des considérations socio-économiques dont on peut parfois être éloigné en UDAP. Depuis je suis plus sensible à ces questions que j'intègre aujourd’hui dans mon travail, dans mon poste actuel d’ABF, cheffe de l’UDAP du Doubs.
Figure 1 : Vue aérienne de Besançon, de la boucle du Doubs et de la citadelle de Besançon. Photo JP TUPIN - Ville de Besançon - Libre de Droit
Ensuite j’ai travaillé dans la recherche à l’école d’architecture de Nancy, pendant 4 ans, sur la question du développement des partenariats, sur le recentrage sur la discipline architecture et les possibilités de recherche en rapport toujours avec un territoire. Il s’agissait de recherches de partenariat pour soutenir la production de nouvelles connaissances sur la pratique du métier d’architecte.
C’est le changement d’échelle, de rôle qui rend le corps des AUE aussi riche. Ce chemin a enrichi ma pratique actuelle par les échelles abordées et une vision peut-être plus systémique de la production du cadre de vie.
Comment définiriez-vous votre rôle d’ABF spécifiquement dans votre territoire ?
Lorsque j’ai quitté les UDAP en 2006 c’était avant la réforme et elles dépendaient alors des préfectures de département. Quand j’ai repris le poste d’ABF en Bourgogne-Franche-Comté cette fois, elles dépendaient des DRAC, ce qui a donné à ces unités une dimension régionale beaucoup plus forte, tout en ayant un rôle départemental affirmé qui est prévalant dans les missions au quotidien. Mon parcours d’AUE m’a permis de prendre du recul par rapport à ce qu’un ABF peut apporter aux différents partenaires. Que ce soit aux collectivités ou aux usagers, en regard avec les préoccupations socio-économiques, il faut tenir compte des besoins et des territoires. Je souhaite à tout ABF d’avoir l’opportunité de travailler sur les questions urbaines, de s'interroger sur la discipline pour réussir à mieux analyser ce qui est important finalement à préserver, à transmettre aux générations futures. La question est de savoir comment le patrimoine peut évoluer tout en conservant son essence et son intérêt.
Le rôle régalien des missions des ABF peut-être un peu étouffant : notre parole est attendue, crainte, on peut essayer de la contourner, etc.
Avoir une ouverture sur les différents métiers du corps d’AUE, sur les différentes échelles d’intervention nous aide à prendre du recul, nous aide à avoir la capacité à se mobiliser sur d’autres objets que le patrimoine stricto-sensu. Cela nous permet de prendre du recul par rapport à la dimension régalienne et ça nous aide dans le travail de pédagogie.
Quelle est la mission qui vous tient le plus à cœur ?
Le lien avec les collectivités est très important pour l’intégration dans un partenariat pour la qualité du cadre de vie. Il faut intervenir le plus possible en amont des projets, surtout sur ceux qui ont des financements publics. Par exemple, récemment, j’ai été obligée de refuser un permis de construire sur une médiathèque avec un financement DETR (Dotation d’Équipement des Territoires Ruraux), alors que c’est une communauté de communes et une municipalité avec lesquelles j’ai de très bonnes relations.
Émettre un avis défavorable m'a fendu le cœur, mais l’architecte ne nous a pas du tout contactés en amont alors que ce projet porte sur la reconversion d’un presbytère du XVIIIème siècle. J’ai donc travaillé avec la DRAC et la conseillère livre/lecture pour que nous harmonisions nos avis. Parallèlement j’ai écrit au maire avec copie à la préfecture pour lui expliquer les problèmes que pose ce projet et pour qu’on trouve une solution pour que le projet voie le jour sans qu’ils perdent les financements. Cet exemple montre à quel point le travail en amont est essentiel. De façon générale, le travail avec tous les services de la DRAC est un point important, j’ai, par exemple, beaucoup travaillé avec la conseillère arts plastiques sur la question des monuments aux morts lors du centenaire de la 1ère guerre mondiale.
Est-ce que vous avez découvert une mission lors de la prise de poste que vous ne soupçonniez pas et que vous appréciez plus particulièrement ?
Mon expérience dans la Meuse m’a beaucoup marquée parce qu’en fait dans les territoires ruraux, le rôle de l’ABF est extrêmement intéressant. Je me sens utile parce que l’AUE joue un rôle et une expertise spécifiques dans une ingénierie, surtout perceptibles dans le contexte rural. Étant donné que dans un territoire rural, peu d'ingénierie publique existe, l'ABF a un rôle technique beaucoup plus large. Par exemple sur la question de la programmation des projets dans les communes, sur la reconversion des bâtiments, le rapport direct avec les usagers, les habitants…
Figure 2 : Poste de commandement du lieutenant-colonel Driant, après l’explosion d’un obus de 210. Bois des Caures, février 1916. © Mémorial de Verdun.
Dans la Meuse il y avait un travail important à faire sur la grande guerre, sur les villages disparus. Les experts de cette histoire sont souvent des militaires à la retraite qui ont accumulé beaucoup de connaissances techniques, sur les lieux, les batailles, sur les positions, car c’était une guerre de position. En tant que conservateur de l’État et RUS (Responsable Unique de Sécurité) j’étais chargée du PC (Poste de Contrôle) du colonel Driant. J’avais évoqué à la DRAC un problème de structure dans le béton et nous cherchions des subventions pour y remédier, mais en discutant avec un militaire, spécialiste du site, qui avait été soldat au PC, il m’a signalé que ce problème datait de 1916. Il n'était donc pas nécessaire de réparer un désordre ancien qui finalement fait partie du monument. Ce métier d’ABF nous immerge dans des bulles de connaissances et nous permet d’approfondir nos propres connaissances.
Quel(s) est (ou sont), pour vous, le (ou les) point(s) fort(s) du métier ?
Un des points forts du métier est de faire valoir une discipline – l’architecture qui intègre le patrimoine – auprès des partenaires.
Il y a bien sûr de nombreux partenariats à privilégier comme les CAUE (Conseils d’Architecture d’Urbanisme et de l’Environnement) ou les PNR (Parcs Naturels Régionaux) par exemple. C’est facile, nous travaillons sur les mêmes objets. Dans le Doubs, les enjeux sont liés au paysage, parce qu’il y a du relief et, de fait, tous les travaux qui impactent le paysage quels qu’ils soient, à l’échelle d’un village à flanc de vallée, ou à l’échelle de grandes infrastructures seront regardés avec attention. Le département est doté de nombreux sites inscrits et classés, nous entretenons donc des liens privilégiés avec les inspecteurs des sites, avec lesquels on intervient conjointement en CDNPS (Commission Départementale de la Nature, des Paysages et des Sites). Un autre partenaire important est l’ONF (Office National des Forêts) avec lequel nous travaillons sur la question du renouvellement des espèces, des maladies, et tous les éléments qui sont susceptibles de faire changer les paysages. Nous travaillons également avec l’agence de l’eau, la DREAL (Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement), sur la question des barrages. Finalement cette dimension devient de plus en plus importante, surtout au regard de la continuité écologique. La question de la planification de l’ouverture à l’urbanisation est à réintégrer avec les appels à projets nationaux tels qu’Action cœur de ville, Petites villes de demain, qui offrent un partenariat avec un réseau actif sur des questions spécifiques.
Quelle a été votre journée la plus mémorable ?
Il y a parfois des expériences moins heureuses en particulier en ce qui concerne les atteintes au Code du patrimoine. Suite à la démolition d’un immeuble Renaissance, malgré le procès-verbal dressé, le démolisseur a seulement été condamné à une amende d’une somme inférieure à 1000 euros. Il existe probablement une méconnaissance des procureurs sur l'impact des infractions sur le patrimoine alors que leur appui pourrait être un réel levier sur le terrain. Malheureusement la question des infractions au Code du patrimoine ne représente qu’une partie infime du travail quotidien des magistrats et eux-mêmes reconnaissent qu'ils n’ont pas forcément l’habitude de traiter ces questions. Il y a donc une distorsion entre l'énergie que l’ABF peut mettre dans la défense du patrimoine et la façon dont cette question est traitée par les tribunaux. C’est malheureusement un constat un peu amer.
Quelle est la visite la plus insolite que vous avez pu réaliser ?
Une collaboratrice du diocèse m’avait indiqué que des petits rhinolophes hibernaient dans la cathédrale de Verdun, et leur découverte derrière un tableau a été assez insolite. Il y a de nombreuses découvertes de ce genre dans le métier. Nous avons l’habitude d’aller dans des lieux insolites, non accessibles au public, et de toujours regarder dans les coins, là où personne ne regarde. La question de l’observation est encore accrue par le métier d’ABF.
Figure 2 : Vue de la cathédrale de Verdun et de ses clochers depuis le cloître.
Quel est le projet que vous avez trouvé le plus stimulant ?
L’étude d’impact d’un projet éolien suisse à 60 mètres de la frontière, m'a permis d’intégrer un groupe de travail transfrontalier pour échanger sur ce projet situé sur une ligne de crête dominant une vallée en France. Le travail de coopération sur la question de l’aménagement et des paysages est particulièrement stimulant. Il y a un nombre considérable d'autres projets stimulants : comme la sécurisation des églises contre le vol en Meuse, les projets de reconversion de friches urbaines associant les différents métiers présents dans une DRAC…
Quelles sont les difficultés que vous pouvez rencontrer et comment les gérez-vous ? Quel enseignement en tirez-vous ?
Le métier, les missions des ABF, des UDAP évoluent sans évaluation stratégique, sans adéquation avec les formations et profils des recrutements ni avec les moyens adaptés et il s’agit là d’une réelle difficulté. Il faut beaucoup de foi en ce que l’on fait, c’est un métier assez singulier, même à l’échelle européenne où l’on retrouve plutôt des structures de type CRMH (Conservation Régionale des Monuments Historiques). Les ABF représentent une vraie spécificité française qui montre l'importance que revêt le patrimoine et la culture dans notre pays et qui est visible dans le territoire. C’est une chance ! C’est l’implication des services et des politiques publiques de l'État qui localement permettent cette qualité du cadre de vie, et la culture a un impact non négligeable sur l’économie de ces territoires. S’il n’y a pas d’ABF, il n’y a pas de tourisme patrimonial intégrant la question de la qualité architecturale du cadre de vie.
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