Samanta Deruvo est architecte des bâtiments de France au sein du Service métropolitain de l’architecture et du patrimoine – Pôle de Paris. Elle est en charge des 3e, 4e et 16e arrondissements, du Site patrimonial remarquable du Marais, et conservatrice de 4 monuments historiques appartenant à l’État (le Quadrilatère des archives nationales, l’Hôtel Salé – Musée Picasso, la Bibliothèque de l’Arsenal et la statue de Louis XIII Place des Vosges).
Entretien réalisé par David Bouillon en avril 2021.
Comment avez-vous découvert le poste d’architecte et urbaniste de l’État (AUE) ?
J’ai vécu dans un cadre où l’architecture, l’urbanisme et le paysage sont remarquables, tant à Matera, ma ville natale, qu’à Florence, la ville de mes études.
Les fonctions et les missions du sovrintendente, qui est l’homologue de l’architecte des bâtiments de France (ABF) en Italie, m’ont intéressé depuis l’adolescence. Cela m’a conduit vers des études d’archéologie d’abord, puis d’architecture à la Faculté d’architecture de Florence où je me suis spécialisée en restauration et mise en valeur du patrimoine archéologique et architectural.
Arrivée en France, j’ai découvert la figure de l’ABF par mon parcours professionnel (formation à l’École des hautes études de Chaillot, travail à mon compte en libéral, chez un architecte en chef des monuments historiques). Cette figure que j’ai associée à celle du sovrintendente, m’a donné envie de passer ce concours, que j’aurais peut-être passé en Italie si j’étais restée là-bas.
Matera, les Sassi. Photo Samanta Deruvo.
Pourquoi avoir choisi ce métier ?
Dans les années 1980 et 1990, Matera était en pleine effervescence. Les actions menées dans le cadre du plan de sauvegarde s’appuyant sur de nombreuses études urbaines, architecturales, anthropologiques, et sociologiques, ont conduit à l’inscription des Sassi et le parc des églises rupestres de Matera sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO en 1993 [ndlr : « Situé dans la région du Basilicate, c'est l'exemple le plus remarquable et le plus complet d'un ensemble d'habitations troglodytiques de la région méditerranéenne, parfaitement adapté à son terrain et à son écosystème. La première zone habitée remonte au paléolithique et les habitations postérieures illustrent un certain nombre d'étapes importantes de l'histoire humaine. » Les Sassi et le parc des églises rupestres de Matera, description du bien inscrit en 1993 sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO].
Je me suis particulièrement intéressée à ces études, au plan de sauvegarde et à l’évolution de la ville.
Ensuite, j’ai continué à m’intéresser aux plans de sauvegarde et à l’évolution urbaine des villes dans lesquelles j’ai habité : Florence, Séville en Andalousie, puis Bethléem en Cisjordanie. Au début des années 2000, j’ai travaillé au centre du patrimoine de Bethléem, qui à l’occasion du Jubilé, a initié à mettre en place un plan de sauvegarde sur son centre historique.
Ainsi, au fur et mesure de ces expériences, je me suis intéressée particulièrement à la revitalisation des centres anciens.
Mais pourquoi architecte des bâtiments de France ? Je pense que tout en travaillant sur le patrimoine, donc en agissant sur du concret -et cela me tient particulièrement à cœur- être ABF me permet d’être en prise directe avec les politiques publiques et leur mise en œuvre dans les territoires. C’est ce double aspect qui m’a intéressé.
En quoi votre expérience antérieure enrichit votre fonction aujourd’hui ?
Étant italienne, et ayant eu plusieurs expériences professionnelles à l’étranger –Espagne, Chine, Jordanie, Syrie, Cisjordanie, etc.– j’ai acquis une approche comparative qui me permet de puiser dans les expériences d’autres pays, pour mieux voir les spécificités françaises et mettre à profit mes expériences étrangères.
J’ai aussi un parcours professionnel très lié au patrimoine. Et en ce sens il est très cohérent : archéologie, architecture, diplôme de spécialisation en patrimoine à l’École nationale supérieure d’architecture de Belleville puis à l’École des hautes études de Chaillot, pratique de relevé et fouilles archéologiques, travail en agence spécialisée en restauration du patrimoine. Ce parcours m’a permis d’acquérir une expertise qui m’est utile aujourd’hui dans les domaines du patrimoine et de l’urbanisme notamment.
Quels sont les points forts de la fonction ?
Quand on est architecte et urbaniste de l‘État, plusieurs fonctions possibles s’ouvrent à nous. Au sein du ministère de la Culture, ou au sein d’autres administrations… La pluralité des fonctions qui sont ouvertes aux AUE est un point très fort.
En tant qu’AUE, un autre point fort est la richesse des territoires sur lesquels on peut exercer nos missions. Et puisque nous sommes architectes de par notre formation, nous sommes forces de proposition. En quittant la maîtrise d’œuvre, je craignais de ne plus faire de projet. Mais je fais du projet tous les jours ! Cela me mène au quotidien sur des sujets et à des échelles d’intervention très différents, chose que je ne faisais pas en agence.
L’ABF a un rôle d’ensemblier : il se doit de contextualiser le projet dans la complexité d’un territoire et d’une politique donnée, afin de l’accompagner dans cette complexité et sur un temps long, en tant que transmetteur d’un patrimoine qui a parfois plusieurs centaines d’années. Cette approche inclusive, globale et complexe, me semble un point fort et une plus-value de l’ABF.
La mission de promotion de l’architecture contemporaine est un autre point fort : accompagner nos consœurs et confrères architectes, les inciter à créer une architecture contemporaine, de qualité, qui s'affranchit des effets de mode et qui s’inscrit ainsi dans la durée.
Fort de la diversité et la richesse des expériences de chacun d’entre nous, le corps des AUE est extrêmement bien structuré ; il se caractérise par la culture du projet, au travers de laquelle tous les AUE ont des dénominateurs communs.
En France les ABF sont des praticiens formés par l’Etat, aux missions qui leur sont propres. Ils héritent et bénéficient d’une expérience de plus de 100 ans de protection et de mise en valeur du patrimoine. Une culture patrimoniale qui, comme celle italienne, fait référence dans le monde entier.
Puis, au-delà du régalien, énormément de portes s’ouvrent aux AUE et enrichissent ultérieurement notre fonction : formation, enseignement, expertises, associations pour la mise en valeur du patrimoine et du paysage, etc.
Est-ce quelque chose que vous avez vu ou senti pendant vos études ?
Mes études d’architecture à Florence étaient déjà très orientées patrimoine, sur une échelle qui était celle de l’archéologie, du monument et de l’urbanisme. En agence, malgré cette expérience fondamentale et très formatrice pour moi, ma pratique était concentrée essentiellement sur la conservation des monuments historiques. Je m’en suis rendue compte pendant la préparation au concours d’AUE, et cela a été déterminant. Je me souviens que le directeur de la prépa m’a dit être assez étonné de mon évolution : quelque part, je me suis re-découverte tout au long de la préparation au concours.
Comment définiriez-vous votre rôle d’ABF spécifiquement sur votre territoire ?
Être architecte des bâtiments de France à Paris est une position très particulière puisque nous travaillons sur une seule ville, et non pas sur un département comme dans toutes les autres UDAP de France. C’est une spécificité qui se décline sous plusieurs aspects.
Il y a l’étendue réduite du territoire : pour moi c’est un gain de temps et j’ai fait le choix d’être beaucoup sur le terrain -3 à 4 jours par semaine et notamment dans le Marais- en sachant qu’il est possible d’assurer plusieurs rendez-vous dans une demi-journée.
Deuxième point, la Ville de Paris attire et est dotée d’une ingénierie extraordinaire. Ce qui conduit l’ABF à être dans une chaîne de compétences, par rapport peut-être à d’autres départements où l’ABF est le seul référent. Donc tout en gardant son pouvoir propre, l’ABF travaille avec des interlocuteurs très pointus et ayant une expertise solide, notamment les architectes-voyers et nos confrères architectes libéraux. Les échanges de compétences que l’on peut avoir avec eux, les discussions que l’on mène ensemble sont très enrichissants et constructifs, donc très positifs et stimulants.
Une autre particularité que je relève c’est la fréquence des projets qui ont une dimension politique, ou qui mobilisent des investissements économiques de grande ampleur. Nous en avons plusieurs par an et il y en a, entre le moment où les échanges commencent et la livraison du projet, qui demandent un suivi de 5 à 7 années.
Séance de travail à l’agence Renzo Piano Building Workshop, avec les architectes-maître d’œuvre, le maître d’ouvrage et les architectes voyers de la Ville. Photo Samanta Deruvo.
Enfin, dernière spécificité parisienne, c’est l’étendue des protections patrimoniales ! 94% du territoire est protégé. Paris compte plus de 2000 monuments historiques et abords, un site inscrit qui couvre 60% de son territoire et près de 25 sites classés, 2 SPR... L’ABF est donc présent sur l’intégralité du territoire.
Pour ce qui me concerne, le territoire dont j’ai la charge est à 100% en espace protégé, il est couvert à 40% par un SPR, il compte 500 monuments historiques et abords, plusieurs sites inscrits et classé, 3 biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, pour plus de 230 000 habitants (chiffres INSEE 2017).
Une mission qui vous tient à cœur ? Un projet que vous appréciez plus particulièrement ?
J’en ai plein !
Tout d’abord, la mission qui me tient le plus à cœur est en fait un principe : répondre le mieux possible à ma mission et lui donner du sens et de l’épaisseur.
Aujourd’hui la gestion du plan de sauvegarde et de mise en valeur du Marais (Paris 3e et 4e arrondissement), mission sur laquelle je m’investis depuis 2 ans et demi, est aussi celle qui m’intéresse le plus. En plein cœur de Paris, le Marais a une identité très forte : il est un condensé d’enjeux patrimoniaux et politiques. À ces titres sa gestion est complexe, mais très stimulante.
Ensuite, plutôt que des projets particuliers, je peux donner trois sujets : l’aménagement des grands espaces urbains (nouvel accueil de la Tour Eiffel et parvis de la cathédrale Notre-Dame notamment), la réhabilitation et reconversion d’édifices majeurs qui ne sont pas toujours protégés au titre des monuments historiques (Hôtel-Dieu, anciennes casernes des Minimes et Exelmans reconverties en logements sociaux, etc.), le travail sur des bâtiments qui interrogent mes compétences techniques en structure (dans le Marais notamment), et enfin des enjeux liés à une exploitation commerciale comme pour les grands magasins.
Y a-t-il un événement, une rencontre qui vous a marqué ?
J’occupe actuellement mon troisième poste en tant qu’architecte des bâtiments de France. Pour chacun d’eux, il y a (au moins) une journée marquante !
Pour mon premier poste d’ABF dans le Val d’Oise, je venais d’arriver et j’étais conviée à une réunion sur l’ANRU ; on était une quarantaine dans une salle où personne ne me connaissait. Le Maire présidait la réunion, et à un moment me donne la parole : j’avais préparé certains points sur lesquels je voulais intervenir. À la fin, le Maire me regarde et me dit : « eh ben avec vous, Madame, ça ne va pas être facile ». Un moment difficile, avec ces 40 paires d’yeux sur moi : c’était le début et je me suis dit « ça promet la carrière d’ABF ! »
Dans le Val-de-Marne, un autre moment difficile : il s’agit d’un dossier concernant la construction de 350 logements dans une Opération d’intérêt national (OIN) ; projet que j’avais suivi mais sur lequel mes remarques n’avaient pas du tout été entendues par le porteur de projet. Après en avoir informé le Drac et le préfet de département, j’ai rédigé et signé mon refus d’accord du permis de construire. Je m’attendais à un recours déposé de la part du porteur de projet ; il ne l’a pas fait. J’ai finalement été convoquée par le préfet de département pour lui expliquer mon refus sur ce dossier à fort enjeu, et pour proposer et discuter des solutions pour sortir ce projet de l’impasse.
Enfin à Paris, quelque chose de plus léger ! Nous travaillons beaucoup avec Haropa – Port de Paris notamment sur l’aménagement des berges de la Seine [ndlr : « Du Louvre jusqu'à la tour Eiffel, ou de la place de la Concorde au Grand Palais et au Petit Palais, on peut voir l'évolution de Paris et son histoire depuis la Seine. La cathédrale Notre-Dame et la Sainte-Chapelle sont des chefs-d'œuvre d'architecture. Quant aux larges places et avenues construites par Haussmann, elles ont influencé l'urbanisme de la fin du XIXe et du XXe siècle dans le monde entier. » Présentation du bien Paris, rives de la Seine, inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO].
Un jour ils nous ont convié, les ABF des départements de la Métropole du Grand Paris qui longent la Seine (Paris, Val-de-Marne et Hauts-de-Seine), à une réunion itinérante en bateau, sur la Seine. Elle a duré une après-midi entière : nous avons analysé différents projets et travaillé sur la meilleure manière d’échanger et de construire ces dossiers ensemble, tout en appréciant le cadre exceptionnel de cette réunion. C’était très agréable !
Séance de travail itinérante sur la Seine, sur les projets en cours et à venir sur les berges avec Haropa-Port de Paris. Photo Samanta Deruvo.
Quelle est la visite la plus insolite que vous avez pu réaliser ?
La rencontre de personnalités comme de lieux extraordinaires fait presque partie de mon quotidien !
Entre les visites insolites… Un jour, un expert nommé par le tribunal m’appelle pour un dossier dans le Marais. Il me dit : « je vous appelle car on doit sortir des machines de la fin du XIXe siècle dans un bâtiment protégé au titre du PSMV, pour ce faire nous devons démolir la façade. » Je m’y rends immédiatement ! et je découvre un atelier entièrement dans son jus, avec des aménagements, des machines et des outils d’époque. J’ai eu l’impression de faire un bond d’un siècle en arrière.
Ainsi nous avons mis en place un comité d’experts privés et publics (dont des agents de la DRAC) qui doit se prononcer sur ce projet. Il s’agit du dernier atelier de ce type qui reste aujourd‘hui dans le Marais. Et à chaque fois que j’y vais (parce que cela fait déjà 5 ou 6 fois), je me replonge dans cette ambiance du 19e siècle !
Visite insolite du dernier atelier d’orfèvrerie du Marais, resté dans son jus depuis la fin du 19e siècle. Photo Samanta Deruvo.
Quelles sont les difficultés que vous rencontrez dans vos missions, et quels enseignements en tirez-vous ?
Trois difficultés.
La première. Face à la temporalité courte d’un projet, lié à des dynamiques économiques-politiques-sociales-autres, il faut faire preuve de réactivité, mais il faut à la fois savoir s’inscrire dans le temps plus long nécessaire à la préservation du patrimoine parfois séculaire. L’enseignement que j’en tire est de savoir s’inscrire, entre pérennité du patrimoine et réactivité dans les projets.
La deuxième. Il me semble que l’AUE pourrait avoir une plus-value sur bien des sujets, mais le manque de temps parfois nous amène à nous concentrer exclusivement sur le régalien. Ce manque de temps nous oblige à apprendre à prioriser.
La troisième. Assurer la continuité du service, à l’occasion d’une prise de poste, alors que nous ne bénéficions pas de toutes les antériorités, et notamment des échanges menés par notre prédécesseur.
Cette difficulté permet de rappeler que la fonction d’ABF n’est pas une fonction personnelle : même si nous les ABF menons les échanges personnellement et avons une signature en nom propre. Nous avons tous une bonne connaissance du territoire, une formation commune et des compétences qui nous permettent une approche objective et cohérente, une expérience et une connaissance qui nous permettent de prendre la hauteur de vue nécessaire pour assurer le suivi d’un projet.
Quels autres enseignements en tirer ? Que le travail en amont et la concertation sont déterminants pour bien accompagner les projets.
Avez-vous découvert une mission lors de votre prise de poste que vous ne soupçonniez pas et que vous appréciez particulièrement ?
Je me souviens que lors de la préparation au concours, une ABF aujourd’hui à la retraite nous avait dit : « pour faire simple, les missions de l’ABF se résument à travers les trois C : Conseil, Contrôle et Conservation. »
Puis, avec le temps, je me suis permise d’en ajouter un quatrième : la Communication. Au fur et à mesure de mon exercice, la communication sur le métier, le rôle de l’architecte des bâtiments de France prend une place importante. J’essaie donc d’expliquer qu’elle est ma fonction, comment je l’exerce, quelles sont nos prérogatives. Cela on le fait tous au quotidien avec les porteurs de projets, les élus, etc. Et j’ai aussi l’occasion de le faire dans des écoles d’urbanisme, écoles d’architecture, dans des colloques, auprès d’associations d’architectes ou de sauvegarde du patrimoine, etc.
J’apprécie particulièrement cette mission, car elle me permet d’une part de transmettre et d’autre part de prendre du recul sur ma fonction.
Que diriez-vous à une personne qui hésite à passer le concours d’architecte et urbaniste de l’État ?
Je vais revenir sur les points forts du métier : le corps des AUE et la fonction d’ABF amène à travailler sur une grande diversité de projets et avec des interlocuteurs très pointus sur leurs sujets, permet des échanges très stimulants, constructifs, porteurs, et qui nous font évoluer sans cesse.
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