Emmanuelle DIDIER est (AUE, ABF) – cheffe de service – Unité Départementale de l'Architecture et du Patrimoine du Rhône.
Entretien réalisé en décembre 2020.
Comment avez-vous découvert ce métier ?
Quand je suis entrée à l'école d’architecture (dans les années 90), j'avais écrit une lettre de motivation dans laquelle je me souviens avoir noté que les modifications sur les architectures existantes allaient se multiplier, que l'intervention sur l'existant et la connaissance du bâti étaient primordiales pour moi, que les métiers du patrimoine m'intéressaient. Et puis pendant mes 5 ans d'études, j'ai découvert d'autres choses, je suis partie à l'étranger. Je me suis éloignée de la question du patrimoine.
C'est seulement après une expérience professionnelle de terrain que je me suis retrouvée sur cette voie.
Pourquoi avoir choisi ce métier ?
Je n'ai pas hésité à m'engager dans cette préparation au concours pour conforter une nécessité ressentie de devoir changer de domaine. J'avais eu peu d'expériences en agence (5 ans), mais j'avais le besoin de m'extraire de la pression individuelle ou privée des maîtres d'ouvrage, de m’investir sur des enjeux d’intérêt général.
J'avais eu plusieurs expériences professionnelles qui m'avaient amenées jusqu'à la scénographie. Les chantiers étaient toujours un peu exceptionnels, des programmes culturels marquants. En certaines occasions, avoir commencé à côtoyer les Architectes des Bâtiments de France m’avait permis de réaliser que ce travail sur l'existant m'intéressait : changer de regard, défendre l'intérêt général.
Mais vous n'étiez pas architecte du patrimoine à l'époque ?
J'ai suivi le DSA de l'école de Chaillot en candidat réel, avec l'accord de mon premier chef de service, après avoir intégré le corps des Architectes et Urbanistes de l’État. Le Ministère de la Culture offre cette chance, au sein du plan de formation : pour moi il était inconcevable de ne pas saisir cette opportunité, vu le métier de terrain que nous exerçons. Lorsque l'ABF indique des prescriptions aux architectes du patrimoine ou Architectes en Chefs des Monuments Historiques, lorsqu’il échange sur les chantiers, ou qu'il prépare et accompagne les projets… Le minimum, pour moi, visait la légitimité sur le terrain, auprès des interlocuteurs. Cela faisait partie d'un engagement que je défends encore aujourd'hui.
Pourquoi vous sentez-vous utile ?
Aujourd'hui, je me sens utile parce que je défends une cause qui me dépasse. J’essaie au quotidien de prendre en compte l'héritage des activités de l'Homme : des valeurs mémorielles, authentiques, des valeurs d'usages, des valeurs fonctionnelles, d'architecture, des valeurs évidemment sociales et puis un certain nombre de valeurs à ranger dans la « valise patrimoniale ». L’objectif est de les intégrer pour les transmettre et, en tous cas, pour m'efforcer, autant que possible, de les placer dans une dimension de projet : clarifier ce rôle incompris de l'Architecte des Bâtiments de France, souvent perçu à tort comme un censeur.
Très souvent notre travail est d'accompagner la mutation. C'est là aussi où je me sens utile : en vérifiant que nous n'agissons pas de façon irréversible sur cet héritage, en garantissant une intervention d'aujourd'hui qui soit de qualité, qui soit réalisée en toute connaissance de cause et qui permette aussi de produire le patrimoine de demain.
Figure 1 : Aire de mise en Valeur de l’Architecture et du Patrimoine (AVAP) des Gratte-Ciel à Villeurbanne. Photographie : Emmanuelle Didier.
En quoi votre expérience antérieure vous a conduit à ce poste et en quoi a-t-elle enrichi votre métier aujourd’hui ?
Du fait de ma position déconnectée des pressions locales, le rôle d’accompagnateur, doté d’un certain recul et d’une vision globale, enrichit mes compétences. C’est un besoin aussi, que de mettre au service de cet accompagnement, au service du projet, ma créativité d'architecte que j’ai pratiquée autrement antérieurement.
Comment définiriez-vous votre rôle d’ABF spécifiquement dans votre territoire ?
Aujourd'hui, mon premier rôle est celui de responsable de l'Unité Départementale de l'Architecture et du Patrimoine. Occuper la position de cheffe de service m'oblige à porter un regard global sur le projet de territoire du Rhône. Cela peut paraître ambitieux, mais, il me semble important de doser au plus juste les missions de service public de l'UDAP au regard des attentes, des enjeux, des besoins et des réalités du terrain. La sélection, l’arbitrage, le positionnement selon l’analyse des enjeux sont des actions essentielles à mener.
Par exemple, quelles menaces peuvent être portées sur un patrimoine urbain comme celui du vieux Lyon, identifié et accompagné depuis longtemps, sur un territoire, celui de la Métropole et de la ville de Lyon, qui développe une certaine ingénierie et des moyens conséquents ? Face à cela, quel secours pouvons-nous porter à un manoir ancien non protégé, menacé de ruine ou de désaffection sur un territoire où des élus ruraux peuvent se désintéresser du patrimoine local, favorisant le développement péri-urbain de leur commune ? Le rôle de l’ABF est aussi de proposer une stratégie d'intervention pour agir de façon équilibrée, pour doser l’aide publique en fonction des inégalités de territoires.
Figure 2 : Panorama sur Lyon . Photographie : Emmanuelle Didier.
Quelle est la mission qui vous tient le plus à cœur ?
Ce serait l’accompagnement des projets, permettre l'hybridation, la prise en compte du patrimoine et la dynamique de projet.
Notre rôle d’accompagnateur est primordial : analyser et faire prendre conscience des enjeux à nos interlocuteurs, placer le cadre. Engager nos interlocuteurs à des discussions le plus en amont possible permet de régler les problèmes et de dire les choses, même si elles sont désagréables, suffisamment tôt, pour qu'elles puissent intégrer l'économie du projet. Pour prendre un mot à la mode, l'ABF a aussi ce rôle de lanceur d'alerte : pour porter attention sur les points de vigilance et acculturer les demandeurs, quels qu’ils soient, à la prise en compte du patrimoine dans leurs projets, toutes échelles confondues.
De ce point de vue, je trouve la politique du service dans le Rhône intéressante. Depuis plus de 20 ans, il a été mis en place la nécessité de présenter les dossiers avant que les interlocuteurs ne déposent leurs demandes de permis de construire, pour que puissent exister ces échanges préalables. Les suites d’avis défavorables sont régulièrement délicates à traiter, la réactivité du service étant particulièrement éprouvée : cela a tendance à crisper les demandeurs, alors qu’investir dans la matière grise en amont, échanger sur les motivations, le programme du projet permet d’être beaucoup plus efficace et mieux compris.
Est-ce que vous avez découvert une mission lors de la prise de poste que vous ne soupçonniez pas et que vous appréciez plus particulièrement ?
La conservation d'un monument historique m'avait enthousiasmée. Quand j'étais dans l'Ain, j'étais conservatrice de la cathédrale de Belley. Comme, durant des années, cette cathédrale n’avait pas bénéficié de crédits d’investissement (études ou travaux lourds), mes missions d'entretien ont pris d'autant plus de pertinence en prévision de gros travaux devenus nécessaires. J'ai pu aller vraiment dans la limite des missions d'entretien et retrouver avec entrain l’exercice de la maîtrise d’œuvre, avec toute l’orchestration que cela nécessite : les relations avec les professionnels, artisans, entreprises… C'est très chronophage et énergivore, mais passionnant. Conserver et faire évoluer l’immeuble, l'entretenir, le nourrir, le mettre à jour, gérer la technique, la sécurité, la sûreté… Ces missions prennent d'ailleurs d'autant plus d'importance depuis les malheureux événements de Notre-Dame. Il s’agit d’importantes responsabilités, qui peuvent faire peur aussi ! C'est très engageant.
Figure 3 : Chantier d'entretien de la cathédrale de Belley. Photographie : Emmanuelle Didier.
Pouvez-vous citer un atout de votre métier ?
Pour moi, les atouts du métier résident en notre capacité à la prise de recul, dans le temps et dans l'espace, à expertiser un sujet comme si nous prenions un hélicoptère. Nous regardons comment le projet s'intègre dans le paysage, comment le territoire sur lequel il s'installe a évolué et comment il va pouvoir évoluer par la suite. Nous essayons de doser la réversibilité de l'intervention, d'identifier l'impact du projet, au vu de ce dont nous héritons et de ce que nous allons permettre de transmettre.
Parfois, nos interlocuteurs, ou plutôt nos détracteurs, nous reprochent le pouvoir de vie et de mort sur les bâtiments qu'ils prêtent à l'ABF. Mais je pense que notre rôle est le contraire de ce présupposé. Notre rôle est de nous donner les moyens d'avoir la posture la plus juste, la plus mesurée, la plus raisonnée possible sur des problématiques qui sont de plus en plus complexes. C'est ce qui légitime notre action de tous les jours.
Quel(s) est (ou sont), pour vous, le (ou les) point(s) fort(s) du métier ?
Le métier de l'Architecte des Bâtiments de France est pluridisciplinaire.
Nous devons être formés aux compétences du champ du patrimoine mais aussi être conscient de la production de l'architecture d'aujourd'hui, connaître les processus d'aménagement du territoire, des jeux d'acteurs et des dispositifs qui mènent à la construction. Sur un territoire à forte pression foncière, je trouve que la production d'architectures d'investisseurs est poussée à l'extrême, par exemple. Il y a une nécessité à être aguerri à ces fonctionnements, et à ces réalités. Ce n'est pas forcément facile à acquérir, c'est un peu par l'expérience de terrain et celle du travail partenarial.
Un autre champ très important est celui du paysage. Nous manquons parfois d'aide sur ces sujets, notamment pour monter en compétence. Car, au-delà des appétences personnelles, en fonction des identités géographiques, des caractéristiques patrimoniales des secteurs d’affectations de poste, l’AUE peut être amené à développer des expertises différentes, en liens avec d’autres services de l’État (DDT, DREAL…) le cas échéant.
Notre rôle est aussi d'intégrer les enjeux de demain : la transition énergétique, l'écologie, avec des nouveaux sujets parfois compliqués, comme les dossiers éoliens.
Donc notre mission est de maintenir cette polyvalence d'approches, cette capacité d'être multitâches, de passer du coq à l'âne en permanence. Il est important de ne pas se spécialiser tel un « représentant des vieilles pierres » à conserver, qui reste encore trop l'image collective des ABF. Il est difficile d'imaginer à quel point de vieux clichés restent encore ancrés dans les mentalités, et qui sont pourtant l'inverse de tout ce que nos services prodiguent au quotidien : notre travail préalable d’accompagnement, de pédagogie, de concertation et d'arbitrage.
Quelle a été votre journée la plus mémorable ?
En négatif : je me souviens d'une expérience un peu malencontreuse avec un confrère architecte qui s'était mis à me hurler dessus dans une réunion de chantier, où il y avait essentiellement des hommes d'ailleurs, c'était drôle. Bref, il m'avait menacée, personne n'était intervenu pour le calmer. Je me souviens très bien m'être demandée intérieurement : qu'est-ce que je fais ? Soit je me dé-confie et je subis ses hurlements, soit je réagis. J’ai opté pour la contre attaque, exigeant des excuses qu’il a refusées, j'ai tourné les talons et je suis partie. Puis 10 jours après, l'architecte m'a appelée, pour s'excuser platement et me signaler qu'il intégrait bien toutes mes prescriptions. Finalement, ces moments désagréables renforcent notre ténacité…
D'autres journées mémorables, et très enrichissantes, sont celles de tournées de terrain, découvrant des territoires et paysages magnifiques. Je me souviens, par exemple, d'une expertise à faire sur une église rurale dans l'Ain. Il venait de neiger, tôt le matin, sur un petit village en relief, dans un paysage immaculé, et ensoleillé. Un moment de grâce. Rien que pour ces moments revigorants, être ABF, ça vaut le coup !
Quelle est la visite la plus insolite que vous avez pu réaliser ?
Je me rappelle de la visite pour un état sanitaire de la citerne de l'usine des eaux, à Caluire, qui est un monument historique. Le maire nous a fait découvrir les lieux en eau, magnifiquement éclairés. C'est très, très beau. À l’inverse, je me souviens ne pas avoir pu réaliser la visite de la Poype de Villars. Il fallait descendre en rappel au cœur d’une motte castrale, au milieu d'un espèce de trou extrêmement étroit. Moins engageant…
Figure 4 : Citerne de l'usine des eaux, Caluire. Photographie : Emmanuelle Didier.
Quel est le projet que vous avez trouvé le plus stimulant ?
Les projets que je trouve le plus stimulant sont ceux où il y a des enjeux importants. Sur lesquels je m’interroge sur comment s'en sortir. Est-ce que je suis dans la bonne posture ? Dès le départ ? Ces dossiers sont ceux qui nous poussent dans nos retranchements, où il y a véritablement un enjeu patrimonial (architectural, urbain ou paysager), où l’action du service représente une plus-value. Surtout quand finalement, l'accompagnement proposé aboutit avec la satisfaction générale.
Je pense, par exemple, à des permis de construire très sensibles, à des reconversions importantes ou à la révision du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur du vieux Lyon, qui devrait commencer. Ce dossier me stimule parce que je me dis que l'UDAP va devoir accompagner l’intégration des enjeux environnementaux et écologiques, tout en maintenant le pilier du patrimoine fondateur du PSMV.
Quelles sont les difficultés que vous pouvez rencontrer et comment les gérez-vous ? Quel enseignement en tirez-vous ?
Les difficultés qui me viennent en tête sont les recours et les contentieux. Jusqu'à présent, je n'ai vécu que deux recours et j'ai toujours eu gain de cause. Mais les vraies difficultés sont les suites qui peuvent être données au Tribunal Administratif, qui ne confirme pas forcément les recours effectués sur le fond en CRPA (Commission Régionale du Patrimoine et de l’Architecture). C'est parfois décourageant, notamment car l'exercice de nos missions se voit concrètement sur le terrain : en actions positives de préservation et de régénération, je l’espère, tout en ayant conscience aussi des erreurs, où parfois, les prescriptions associées aux avis ne sont pas suivies d'effets… Nous subissons dans le temps ces ratages, et surtout leurs impacts sur le paysage.
En tirer des enseignements pour tenter de mieux sensibiliser, communiquer, être plus pédagogue auprès des élus, font partie des réflexions récurrentes au sein de mon service. J'en retire aussi la nécessité absolue de préparer au maximum ses dossiers, d’accéder aux connaissances et meilleurs conseils ou expériences possibles. Il faut prendre le temps de la préparation, de la réflexion pour donner des avis. Ces difficultés m'apprennent aussi qu'il est parfois nécessaire d'admettre qu'à un instant T nous n'avons pas forcément pu avoir toutes les informations pour juger en toute connaissance de cause, et qu'il peut être de notre devoir de faire évoluer notre avis, quand l'enjeu est suffisamment fort, que le cadre juridique est clair et que nous sommes convaincus du bien-fondé de notre position.
Souhaitez-vous évoquer un dernier point ?
Il faut savoir défendre ce métier, convaincre nos interlocuteurs quotidiens mais surtout les confrères architectes de se lancer dans cette voie !
La transmission et la pédagogie doivent aussi s’exercer pour maintenir ce corps interministériel, qui est une vraie chance, une vraie responsabilité au sein de la fonction publique d’État. C’est une expertise rare que celle de nos métiers d’AUE pour analyser, arbitrer et donner des avis, comme, en particulier, l'avis conforme de l'ABF : un avis opposable, en son nom propre. Régulièrement attaqué, c'est indispensable d'être conscient du rôle positif de cet outil, de continuer à le défendre pour préserver cette fonction dans l'administration.
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